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Amour d’une mère, 1965


Getty Images

 

Peut-elle l’aimer autant que l’aimait sa mère ? Jean Seberg est magnifique, elle attire tous les regards. Ce producteur qui vient accoster sa femme lui tape sur le système. On ne peut pas être tranquilles à l’Opéra. Il faut toujours qu’il y ait des enquiquineurs pour faire des courbettes et des salamalecs. Jean le regarde à peine, mais elle l’écoute, il a quelques films à son actif, il est assez puissant. Enfin, ce n’est pas Godard non plus. Romain a adoré sa femme dans À bout de souffle. La Nouvelle Vague lui va bien, elle est si indépendante, excentrique et libre, elle est une nouvelle vague à elle toute seule. Une nouvelle vague, elle l’a été sur sa vie. Lui, l’écrivain à succès, le Romain triste, le Romain coureur de jupons, il a succombé à sa grâce déferlante. Il est Roman Kacew, Romain Gary et Émile Ajar, il est Polonais et Français, il est romancier, diplomate, aviateur et scénariste, il est un homme à mille visages. Sa mère n’en connaissait qu’un, celui qui rassemble tous les autres. Jean l’a connu homme, elle l’a connu grand, fort et accompli. Mais peut-elle l’aimer autant que l’aimait sa mère ?

 

C’est une question bête pour tous ceux qui n’ont pas eu une mère comme la sienne. Une question un peu malsaine même. Un peu triste, certainement. Mais Romain a eu une mère exceptionnelle, une mère sacrificielle, une petite bonne femme à sa merci qui lui donnait tout et ne demandait rien. Il se souvient de Menton, de l’hôtel que dirigeait sa mère avec tant de bonté pour les visiteurs. Elle était aux petits soins avec tout le monde. Sa mère, elle ne se donnait pas de grands airs, elle ne cherchait pas autre chose. Sauf pour son fils. Son fils deviendrait le meilleur. Il se souvient quand il ramenait fièrement à la maison ses prix de récitation et de rédaction. Elle ne s’enthousiasmait pas, ce n’était pas assez. Et lui essayait de la tromper, de lui dire que c’était important, que c’était une réussite, mais au fond de lui, il savait qu’éblouir sa mère serait la plus difficile des épreuves de sa vie.

 

L’amour d’une mère n’existe pas deux fois. Romain ne suit pas vraiment le spectacle. Ses pensées sont en France, le pays dont il est tombé amoureux, le pays dont il est fier. Il regrette sa mère. Et la vie continue. Il ne va tout de même pas la rejoindre maintenant ? Parfois, il y songe, rejoindre les bras réconfortants de sa mère. Elle qui a tout fait pour lui. Elle qui a tout emporté pour lui. Elle a tout sacrifié pour son Romain. Et lui ? Qu’aurait-elle pensé de ses romans, de sa célébrité et de son succès ? Elle aurait été fière peut-être, mais elle aurait trouvé encore à redire. Aurait-elle aimé Jean ? Elle s’enorgueillissait des jolies femmes qu’il fréquentait, mais de là à en épouser une, ce n’était pas la même histoire. Quel genre de femmes sa mère aurait voulu pour lui ? « Tu seras un héros, mon fils », lui répétait-elle. Mais qu’est-ce qu’un héros ? Il est aujourd’hui à l’opéra au bras d’une jeune actrice, et il se demande s’il n’a pas succombé à la facilité, en fin de compte. Mais que pourrait-il faire de plus ? Il aime Jean comme un fou. Il en a de l’amour à revendre, avec tout ce qu’il a reçu. Mais cet amour ne sera jamais aussi beau, aussi pur, aussi subordonné que celui de sa mère. Il aime Jean avec orgueil, avec fierté, il l’aime d’être aussi parfaite. Sa mère l’aimait d’être un diamant brut, une page blanche sur laquelle elle dessinait l’avenir comme une diseuse de bonne aventure. Sa mère l’aimait d’être une promesse. Elle qui n’avait rien à espérer pour elle-même.

 

Elle est là, au fond de la salle. Elle agite sa main. « Mon fils, je suis là ! » Elle sort son foulard et essuie ses yeux d’un revers de la main. Romain l’entend. Le spectacle est bien trop lointain. Combien de temps va-t-il tenir sans sa mère ? Ah, amour d’une mère, unique et irremplaçable.

 

Alan Alfredo Geday 

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