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J’ai faim, 1936


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J’ai faim. Je suis pensive. Je réfléchis aux lendemains infinis. Qu’adviendra-t-il aux habitants de la Californie en ce temps de crise ? La faim me ronge l’estomac. J’ai vraiment besoin de manger. N’importe quoi de consistant, de comestible. Il fut un temps où je ressentais des fringales, où j’avais de l’appétit, des envies, du plaisir à manger. Aujourd’hui, je suis si faible, si maigre. Je n’arrive plus à réfléchir, et mes jambes ne me tiennent plus. Mon estomac ne gronde plus, comme s’il était déjà mort. La Grande Dépression a ravagé les champs de culture. Il y a plus de pommes de terre, plus de navets, plus de manioc. Les habitants de la Californie ont tout raflé en un rien de temps. Ils ont tout volé lors du krach de Wall Street. Aujourd’hui je suis pauvre, je n’ai plus d’argent, pas même une pièce !

 

Que faire de mes enfants ? Mes filles dépérissent, et mon nourrisson cherche le sein. Je n’ai que quelques gouttes de lait. C’est mon devoir de les nourrir. Il est de mon devoir de ne pas montrer ma faiblesse à mes enfants. C’est mon devoir de ne pas leur manifester mon envie de manger. L’Amérique souffre. Mon pays suffoque. La Californie est au bord du gouffre. Il y a plus de rations à donner aux pauvres, aux chômeurs, aux mères de familles. Et quand ma fille vient me dire : « Maman, j’ai faim, j’ai très faim ! » avec une humilité qui dépasse mon imagination, je peine à lui expliquer… Et que dire ? La bourse de Wall Street a cracké, les actions se sont effondrées et les actionnaires ont perdu tous leur argent. Encore hier, à New York, les hommes ont manifesté devant la bourse de Wall Street. Qu’est ce qui se passe ? Pourquoi cette nation capitaliste fait faillite ? Pas de réponse mais que du désarroi ! À l’image de mes deux garçons qui veulent tuer des oiseaux pour les manger. L’être humain est prêt à tout quand il a faim. Quand un homme a faim, c’est horrible. Quand un homme a faim, c’est la fin du monde ! Et moi, j’ai faim, je n’en peux plus. Et mon bébé demande encore du lait ! Le voilà qui pleure, le voilà qui hurle, puis il se tait, épuisé, et ça reprend de plus belle.

 

Les habitants de la Californie ont déraciné les légumes des champs environnants. C’est chaotique ! Je pense qu’il y a davantage à manger sur un astre. La lune et ses cratères semblent plus généreux. J’ai vraiment faim. Je pense vendre les pneus de ma voiture. De toute façon, je ne pourrai pas les manger. C’est du caoutchouc ! C’est de la matière synthétique. Quoique je touche, quoique je vois, il n’y a rien à mettre en bouche. Mais si je vends les pneus de ma voiture, où vais-je aller ? Il parait qu’à Chicago, le gouvernement distribue de la soupe. Les hommes font la queue pour un bol de soupe. Il parait qu’à New York, les hommes puissants distribuent du sucre. Je rêve de sucre, je rêve d’un bol chaud de légumes. Des pommes de terre, des légumineuses, des lentilles ! Enfin toute sorte de légume ! Je pense que je vais les vendre ces pneus. Advienne que pourra ! Demain on aura un morceau de pain. Peut-être du riz ! Ne serait-ce qu’un morceau de pain, ne serait-ce que quelques grammes de riz cuit. Tout est bon ces jours-ci, même les feuilles des arbres. Si seulement j’avais du charbon pour réchauffer ne serait-ce que de l’eau pour cuire des végétaux et faire un potage. Je n’aurai jamais pensé qu’un jour j’en arriverais à ce stade.

 

Je suis Californienne jusqu’au bout. Quitte à mourir sur cette terre lointaine, je ne quitterai jamais la Californie. « N’est-ce pas Nathalie » dit-je à ma fille. « Maman mon estomac se comporte comme un monstre ! J’ai faim ! » répond-elle à sa mère. La mère enlace ses deux filles. Ce ne sont pas les seules. Des millions d’Américains souffrent et crèvent de faim. On fait la queue pour quelques grammes de sucres. On supplie ceux qui ont encore un lopin de terre. La solidarité s’installe.

 

Advienne que pourra !

 

Alan Alfredo Geday

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