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L’amour pour toujours, 1936


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Evan et Mary Ann se connaissent depuis cinquante-neuf ans.

 

Evan n’avait que dix-sept ans, et il était marin au service de la Royal Navy, la plus prestigieuse des institutions de l’empire britannique. Il naviguait sur l’Océan Atlantique et l’Océan Indien, puis accostait aux Indes. Il avait la charge d’amarrer le bateau sur les docks aux effluves chargés d’épices. Sous le soleil blanc, il tirait les cordages de toutes ses forces. La poussière collait au front et la sueur troublait la vue. Le béret semblait vissé sur son crâne comme un prolongement de ses pensées. Il était marin, et pensait en marin. Il se sentait si fort à cette époque, invulnérable même. Ses muscles se déroulaient sans peine, comme les voiles d’un navire, dans son costume blanc. La mer était sa maison, réconfortante et inquiétante à la fois, elle était une femme imprévisible, mais la seule qu’il connaissait vraiment. Même si, comme le savent tous les habitants des ports, les marins savent trouver le plaisir sur la terre ferme. Mais c’était un plaisir fugace, mêlé à l’alcool, à l’étourdissement du voyage et la fatigue. Il n’y avait pas d’amour dans la vie des marins, seulement une franche camaraderie, un peu potache, ou une rivalité virile. Ce monde d’hommes ne lui manque pas, même s’il a construit des amitiés inaltérables.

 

Parfois pourtant, une jeune fille hantait ses pensées. Ce n’était plus qu’un lointain souvenir qu’il berçait sur les vagues, les soirs de mélancolie. Il songeait à Mary Ann, cette jolie brune qu’il avait invité à se promener le long de la Tamise, une après-midi d’automne, froide et rousse comme seule l’Angleterre en abrite. L’eau de la Tamise était mauve et paisible. Elle semblait peinte à l’aquarelle. Evan et Mary Ann avaient alors quinze ans. Les yeux verts de la jeune fille étaient si perçants qu’il peinait à soutenir son regard. Elle était si belle. Evan avait tenté de l’embrasser, mais elle avait refusé avec un sourire timide. Il n’était pas encore temps. Mary Ann travaillait maintenant au Royal Post Office. Elle triait le courrier en partance vers les colonies britanniques. C’était peut-être un signe du destin. Ils étaient liés dans la distance. Et près de deux ans après ce rendez-vous galant, Evan reçut une lettre de la jolie postière. Son commandant lui avait tendu la missive avec un œil goguenard. Qui avait bien pu parfumer l’enveloppe ? Les mères n’agissent pas ainsi… Et Evan avait eu le souffle coupé en la décachetant. C’était bel et bien une lettre d’amour. Elle ne l’avait pas oublié. Il s’était appuyé sur la balustrade du navire, et, le vent s’engouffrant dans sa chemise blanche, il s’était délecté de chaque ligne.

 

Après vingt ans de loyaux services, Mary Ann fut promue au rang de responsable du courrier en partance vers l’Afrique australe. Ses collègues étaient jalouses et l’accusèrent d’être une potinière qui ouvrait le courrier, et même une voleuse qui vidait les colis. Mary Ann était trop fière pour répliquer, mais elle écrivait sa peine à Evan qui, impuissant, compatissait à l’autre bout du monde. Pour la réconforter, il lui faisait parvenir des épices indiennes dans ses courriers. Il cherchait les plus belles couleurs. Jaune safran. Rouge piment. Brun, pourpre, vert, et même bleu. Mary Ann les gardait précieusement dans sa petite chambre, et s’enivrait de leur parfum en songeant à son amour. Il mettait tant de temps à rentrer. Elle était Pénélope, attendant son Ulysse.

 

C’était un beau jour du mois de mai, et Evan quittait la Royal Navy. Il était de retour pour toujours. Mary Ann vécut cet instant comme une renaissance. Plus jamais elle ne l’attendrait. Pour se faire pardonner de ses absences, Evan se mit à lui offrir des fleurs tous les jours. Il choisissait des couleurs pour la consoler. Jaune jonquille. Rouge tulipe. Rose, mauve, et même bleu.

 

Alan Alfredo Geday

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