La guerre est affreuse. La guerre a ravagé mon pays. Je me suis levé un matin et mes parents m’ont dit que mon pays n’était plus le Nigéria. Maintenant, mon pays s’appelle le Biafra. Je n’ai pas compris pourquoi on changeait le nom de mon pays, pourquoi j’avais désormais des ennemis parmi mes amis, pourquoi papa avait l’air si inquiet. Mais j’ai vite compris. À Enugu, j’ai vu des hommes, par milliers, beaucoup d’hommes défiler dans les rues de ce qu’ils veulent appeler le Biafra. Ces hommes, déguisés en soldats, avaient des armes, de grosses armes. Et même des lance-roquettes pour assassiner les nôtres. Nos frères du même pays, nos sœurs de la même région, les pères de la nation, les mères de centaines d’enfants pauvres, comme moi. Parce que nous avons toujours été pauvres, même avant la guerre, mais la pauvreté n’était pas l’horreur, n’était pas la mort, n’était pas la violence. On vivait plutôt bien. Je n’avais pas peur de m’endormir le soir et de voir au réveil mes parents assassinés. Je n’avais pas peur de jouer dans la rue et de tomber sur le cadavre d’un cousin. Je n’avais pas peur de mourir de faim. Pas peur de mourir du tout. Je vivais comme un enfant et j’aimais ça.
Un jour, un homme, un général, s’est levé et a décidé de partager le pays. Le général voulait faire de cette partie du pays où je suis né un pays indépendant, le Biafra. Je vis dans un pays où les hommes et les femmes sont des Nigérians, où les Haoussas sont des Nigérians, où les Yoruba sont des Nigérians, où les Igbos sont des Nigérians. Puis les uns se sont retournés contre les autres, et les autres ont décidé de faire la guerre. Maman a dit que c’était normal, que ça ne pouvait pas en être autrement. Papa a dit qu’il fallait qu’on reste frères, que tout cela n’était pas la faute du peuple. Mais le peuple, ce sont des gens en colère, qui ne comprennent pas, et nous ne sommes pas restés frères. Les Anglais et les Américains ont donné des armes à ces gens en colère. Papa a dit que c’étaient des méchants. Maman a dit que c’étaient des opportunistes. Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais je suis en colère contre ces étrangers qui ont donné des armes aux Nigérians. C’est comme exciter un chien qui a la rage, c’est comme lui donner des coups de pied, c’est bête et ça empire les choses. Moi je n’aime pas les chiens errants, ils me font peur, mais moins que les hommes déguisés en soldats qui sont entrés dans les rues du Biafra.
Un homme est venu me photographier. J’étais juste en train d’éplucher du manioc. Qu’avait-il à photographier ? C’était un blanc avec un bel appareil photo, il parlait l’anglais et avait une belle moustache. Il avait l’air de me trouver mignon. Il n’a pas compris que je me sente insulté. Je n’étais pas mignon, pas mignon comme les enfants de son pays, pas heureux, pas sage, pas gentil. Non j’étais en colère et apeuré, comme toujours depuis le début de la guerre. Et je n’avais pas envie qu’on voie ma photo dans les journaux de son pays, pas envie qu’on me plaigne, pas envie qu’on se dise « pauvre enfant ». Pas envie dans son pays où on donne des armes aux Nigérians. Pas envie du tout. Alors je me suis mis à pleurer. Et il m’a donné un chewing-gum. J’ai mâché le chewing-gum toute la journée, et ça avait un goût de menthe. Un goût d’ailleurs, un goût de cet endroit riche où l’on mange des choses qui ne se mangent pas, même pas pour remplir le ventre, même pas pour ne pas mourir de faim, juste pour le plaisir, juste pour avoir un goût de menthe. Et j’ai imaginé que très loin d’ici, des enfants verraient ma photo en mâchant du chewing-gum et n’y prêteraient aucune attention.
Alan Alfredo Geday