« Mon cher fils,
Même si tu es un homme maintenant, même si tu es loin de moi et que tu n’as plus besoin de ta chère mamma, tu restes, mon enfant. Tu ne peux pas l’oublier, tu ne peux pas le renier. Ni ta famille ni ton pays ne peuvent être abandonnés. On croit toujours que l’on peut grandir hors des siens, mais c’est une grave erreur, et ce que l’on fait à l’âge adulte porte toujours la trace de l’enfance. Et quel enfant tu étais ! Un rêveur doux comme un agneau. Tu aimais mes histoires, elles te faisaient voyager. Ah mon fils ! Tu devais partir un jour, c’était écrit dès le début ! Le monde est-il si différent où tu es ? Y as-tu trouvé ce que tu cherchais ? J’espère que oui parce que je ne souhaite que ton bonheur, je souhaite que non parce que les rêves d’enfants sont bien trop naïfs et sans saveur pour une vie complète. J’espère que tu as échoué parfois, que tu as été déçu, que tu as souffert et que tu as pu te relever. Mais j’ai confiance, car tu n’étais pas seulement un rêveur, tu étais aussi un travailleur acharné comme ton père. C’est vrai que ton père et toi vous étiez plutôt farouches et indépendants, mais vous m’apportiez votre poésie, votre chaleur, votre manière à vous de m’aimer. Tu dois t’étourdir à Paris de toutes les lumières, de tous les spectacles, du beau monde… J’aurais aimé, comme toi, parcourir le monde et voyager. Mais comme tu le sais, j’ai passé toute ma vie à Livourne et je ne connais rien d’autre. Et puis, quand je lis tes lettres, il y a une part de moi qui est avec toi et qui découvre Paris.
Je veux te raconter une histoire, comme lorsque tu étais enfant. Cette histoire, c’est celle de ton harmonica. J’aurais pu te la raconter avant, mais ton père ne voulait pas entendre parler de la Grande Guerre. C’était trop douloureux pour lui. Tu sais, lorsqu’il est rentré de la guerre, il était bien changé. Il n’a pas toujours été cet homme sec et peu bavard que tu as connu. La première fois que je l’ai rencontré, c’était il y a trente ans au bal de Livourne. Il était comme toi, un beau jeune homme fringuant qui rêvait les yeux ouverts. Je l’ai tout de suite aimé, il était différent de tous ceux que j’avais connus. On avait dix-sept ans, on était des gamins. À cette époque, on était innocent à dix-sept ans. Ton père ne se préoccupait pas de la politique quand il était jeune et pourtant, elle prenait beaucoup de place dans la vie de Livourne. L’Europe était déchirée. On ne parlait que de ça dans les cafés, sur le port, au marché, partout au village. Les journaux nous tenaient informés chaque jour de la guerre qui sévissait dans les pays frontaliers. On avait peur pour notre patrie. Qu’adviendrait-il de nous ? Tu sais, le royaume était encore jeune, il avait quoi ? Cinquante ans. On avait adhéré à la Triple-Alliance, mais on restait neutres, on suivait de loin les évènements. Mais on se doutait que ça allait nous tomber dessus à un moment ou un autre. On ne pouvait pas rester là sans rien faire, mais quand même, on n’avait pas envie de servir de chair à canon. Les hommes se disputaient, ils se battaient dans la rue. Ils étaient impliqués, ils avaient des idées. Ils voulaient montrer ce qu’ils avaient dans le ventre. Mais ton père, il ne voulait pas prendre parti, il voulait juste aller à la pêche, vivre insouciant. Bref, ce qui a tout déclenché, c’est l’assassinat de l’héritier de l’empire d’Autriche-Hongrie. Enfin, c’est ce qu’on disait dans la presse. On disait aussi au village que c’était une histoire d’argent, une histoire de pouvoir, de territoire, de politique, et que nous, les petites gens, on se ferait bien avoir. On avait conscience de pas grand-chose, mais au moins ça, on le savait. Et puis finalement, l’Italie décida en mai 1915 qu’elle se rangerait auprès de la France et de la Grande-Bretagne. Il faut dire qu’on avait envie de récupérer la Dalmatie et Trieste. Alors voilà, le roi Victor Emmanuel III recruta des hommes à travers tout le pays. Et ainsi, à Livourne, un matin, les hommes furent appelés en renfort. C’était officiel. On était atterrés. Les hommes de Livourne devaient participer à l’effort de guerre au nom de l’honneur et pour leur patrie. Ils devaient se sacrifier pour les valeurs du pays et pour protéger leurs familles. Seuls les infirmes, les enfants et les vieux étaient dispensés.
Ton père, comme les autres, fut appelé sur le front du Nord. Tu aurais dû voir la gare lorsque je l’ai accompagné. Elle n’avait jamais été aussi triste. Les adieux étaient déchirants. Les mères étaient inconsolables, les épouses se voyaient déjà veuves. Je ne voulais pas que ton père voie mon inquiétude, je devais être rassurante. Mais j’avais tellement peur. J’ai scruté son visage jusqu’au dernier instant pour essayer de le garder en mémoire. Il m’a embrassé rapidement, les effusions de sentiments, il n’aimait pas ça, et il est entré dans le wagon avec les autres, son baluchon sur l’épaule. C’était le wagon numéro six. Il m’a fait signe de la fenêtre. On n’a pas pleuré, l’un pour l’autre on se devait de ne pas craquer. Il était beau, en quelques jours il était devenu un homme, il avait arrêté de rêver, il était fort. Son regard avait changé. Je le regardais, si fier et si dur, et je l’admirais. Cet homme-là, il devait revenir. Cet homme-là, c’était l’amour de ma vie. Le chef de gare a sifflé ; le train a soufflé une fumée noire, il s’est éloigné au début tout doucement par petites saccades et puis il a filé et ça y était, ton père était parti. On s’est retrouvées là, penaudes, entre femmes sur le quai. On s’est regardées sans rien dire. Voilà, on n’avait plus qu’à attendre. On était impuissantes, déboussolées, il n’y avait plus rien à faire.
Je n’ai pas reçu de lettre de ton père pendant plusieurs semaines. Je n’avais aucune nouvelle. C’était abominable, je ne savais plus que croire ni espérer. Attendre sans savoir est pire que de savoir. Il était peut-être mort. Fallait-il le pleurer ? Je n’osais pas, je voulais continuer de le soutenir aussi loin que j’étais. C’est ce qui m’a aidé à traverser ces semaines-là, mon devoir de ne pas trahir sa confiance et d’attendre son retour. Et pourtant, les nouvelles du front n’étaient pas bonnes. Je voyais chaque jour des femmes prendre le deuil. Elles avaient reçu une lettre officielle et elles attendaient qu’on rapatrie le corps de leur fils ou de leur époux. Le cimetière de Livourne dut être agrandi, les cadavres s’entassaient, on n’avait plus de place. Les familles assistaient à la décomposition des soldats. On leur mettait un drap dessus pour ne pas voir leur visage ravagé. Et encore, tous n’étaient pas retrouvés. Comme d’autres volontaires, j’ai soigné les quelques blessés qui nous étaient revenus. Ils étaient dans un piteux état, peu survécurent. C’était notre manière, à nous les femmes, de nous sentir utiles. Le temps devenait long, puis je reçus une lettre. J’étais soulagée. Ton père me racontait l’horreur du front. C’était une boucherie. Il fallait courir, éviter les balles et les obus. Dans les tranchées, ils attendaient les ordres tout le jour durant, ils se morfondaient, ils crevaient de faim et de soif. Ils se disputaient un quart d’eau croupie, une boîte de conserve, du pain rassis. Ils ne pouvaient pas se nettoyer ni même se déchausser. Ils restaient dans leur crasse, souvent même dans leur urine, attaquée par les mouches et la vermine qui se développait. Aucune végétation dans cet enfer. À part des moignons de troncs d’arbres ci et là. C’était un charnier. L’odeur de la mort régnait. Mais ton père se fit un compagnon, c’était un pauvre gars de Turin qui n’avait pas vingt ans. Il avait apporté son harmonica et il jouait pour apaiser les cœurs. Il jouait la nuit quand personne n’arrivait à trouver le sommeil, il jouait le jour quand on somnolait malgré la peur. Il apportait un peu de douceur, de la joie italienne comme on sait la mettre dans notre musique. Ce n’était pas un héros, mais un bon gars, ce genre de gars qui a le cœur gros comme ça, qui est généreux sans réfléchir, qui a la force de l’espérance, tu vois, ce genre d’homme que pouvait admirer ton père. Ton père n’aimait pas les têtes brûlées qui ne pensaient qu’à combattre, les héros à la petite semaine, les sadiques et les criminels. Non, ceux qu’il pouvait admirer, c’étaient ceux qui voulaient survivre et qui ne baissaient pas les bras.
La seconde lettre que je reçus m’annonçait la mort du jeune gars de Turin. Ton père ne m’expliqua pas les circonstances. Il écrivit ça dans une phrase, sans détails, sans émotion. C’était trop dur pour lui. Et quand il revint du front, il n’en dit pas davantage, mais il rapporta l’harmonica. Alors voilà, à ta naissance, il te joua un air d’harmonica et il déposa l’instrument à côté de ton lit. Il serait à toi quand tu aurais l’âge d’en jouer. C’était une manière pour ton père de te transmettre les valeurs qui lui tenaient à cœur. Et toi, mon fils, tu t’emparas de cet instrument avec un plaisir qui lui donna l’impression de faire revivre ce cher compagnon de la guerre. Il était ému de t’écouter jouer, je le regardais rêver les yeux ouverts, il n’était plus vraiment avec nous, sans doute voyait-il encore les soldats tomber dans la terre battue et les mines exploser. Et puis tu jouas du blues, tu t’appropriais ton harmonica. Ton père ne broncha pas, après tout, la vie devait prendre le dessus. La première fois qu’il t’entendit jouer du blues, je vis l’étonnement et la déception traverser ses yeux, et puis il se mit à rire. Tu n’as pas compris pourquoi il riait, tu as cru qu’il se moquait de toi. Je me souviens, tu n’as pas voulu jouer devant lui pendant une semaine. Il était fier de toi, il me le disait parfois, il n’aurait jamais osé te le dire. Je crois que tu lui rappelais le jeune homme de Turin, toi que seule la musique apaisait, toi qui pouvais braver la vie et la mort en soufflant dans ton harmonica.
Il se fait tard. Le ciel est dégagé. Je regarde la pleine lune. Elle est belle, et sa lueur éphémère veille sur nous. Toi aussi de ton côté, tu peux l’admirer. Tu me manques. Je voudrais te serrer fort dans mes bras.
Je t’embrasse très fort
Ta chère mère
Nina ».
Alan Alfredo Geday