Que ce soit dans les bois, dans les tranchées ou dans la sauvagerie, les soldats sont des hommes. En ce jour de Noël, ils ont décoré très modestement un petit sapin qu’ils ont disposé du côté du feu. Une cheminée de pierre réchauffe le gibier. Il suffisait de suspendre un seau en métal à une branche pour réchauffer les quelques morceaux des lapins qu’ils ont piégés. Les soldats se réchauffent les mains au-dessus du feu. Les branches de paille craquellent, les flammes embrasent le seau, et l’eau commence à chauffer. Ils se réjouissent. Mais ils ne se sentent jamais réconfortés. Jamais rassurés. Jamais sereins. Plutôt fous, plutôt devenus fous. La guerre les a salis, jusqu’au plus profond. Ils se sentent crasseux jusqu’à la moelle. Vivement la fin. Mais pas n’importe laquelle, il faut absolument une victoire. Les hommes sont fatigués.
Peut-être emporteront-ils ce moment dans la mort ? Celle qui les guette, celle qui les attend. Quoi de pire, quoi de plus cruel que de mourir sur une terre glaciale, au fond d’un trou ? C’est affreux ! Cette pensée est une douleur quotidienne qui reste figée dans leur esprit. Ces hommes n’espèrent pas leur tour. Leur tour, c’est-à-dire avoir le corps déchiqueté, la jambe coupée, la cervelle éclatée. Ils se réconfortent par la présence des uns et des autres. La guerre va bientôt se terminer. Un armistice sera signé, une paix deviendra durable. Les hommes se frottent les mains au-dessus du feu en chantant une chanson de Noël :
« O Tannenbaum, o Tannenbaum,
wie treu sind deine Blätter.
Du grünst nicht nur zur Sommerzeit,
nein auch im Winter, wenn es schneit:O Tannenbaum,
o Tannenbaum,wie treu sind deine Blätter !
O Tannenbaum,
o Tannenbaum,du kannst mir sehr gefallen ! »
Les soldats ressentent la nostalgie de l’Allemagne. Leur troisième empereur, Guillaume II, règne depuis plus de vingt ans sur la Prusse et le Reich. Bismarck n’est qu’un instrument dans les mains de l’empereur. Il a beau avoir été nommé chancelier, sa volonté est éclipsée par la volonté de fer de Guillaume II. L’empereur est jeune, impétueux et en adéquation avec les aspirations de son peuple. Tous les Allemands l’aiment et aspirent à étendre l’empire allemand au-delà de ses frontières. Cette guerre n’est pas prête de se terminer que ce soit en Alsace-Lorraine ou ailleurs. Elle est la leur. C’est leur victoire, c’est leur combat. Le lapin change de couleur, son odeur leur remonte au nez, ça leur donne de l’appétit. Ils pleurent à l’idée d’avoir une bouchée. Cette faim ne sera pas comblée, ça ne les rassasiera pas.
— J’ai vraiment faim, c’est bientôt prêt ! informe le premier.
— Quand la guerre, la guerre… cette foutue guerre sera finie, je rentrerai chez moi et je l’épouserai. Je lui ai promis.
— Merci de partager tes histoires de cœur avec nous, ne t’inquiète pas, tout ça ne sera qu’un songe, un mauvais souvenir. Ils vont signer l’armistice et nous allons pouvoir rentrer à la maison.
— Nous devons rester souder ! Nous allons y arriver ! Nous serons honorés un jour pour avoir combattu pour l’empire comme de vrais patriotes.
— On défilera sous un monument construit en notre honneur.
— Je n’en doute pas, répond le premier.
Le lapin est fin prêt. Les hommes les coupent en morceaux. Ils mâchent avec lenteur pour savourer chaque instant, chaque partie. C’est un moment rare, ils le savent. Personne ne sait qui est le prochain qui va goûter à la mort. Ils se couchent le soir, mais ils ne savent pas vraiment où et sur quoi. Ça peut être sur la terre boueuse envahie par les vers ou sur la paille colonisée par les puces. Au froid ou au chaud, peu importe, du moment qu’ils trouvent un peu de sommeil. On ne peut faire la guerre sans dormir. Juste deux heures de sommeil, juste une heure de sommeil, s’il vous plaît, juste vingt minutes pour récupérer quelques forces. Les branches frétillent, et des étincelles jaillissent. Ce Noël, ces hommes ne l’oublieront jamais.
Alan Alfredo Geday