William Randolph Hearst est un magnat de la presse écrite. Il possède un ranch immense où il demeure avec sa maîtresse, la sulfureuse Marion Davies. Elle ne se lasse pas des fêtes somptueuses qu’il organise au ranch. Marion est mondaine et elle aime la fête, les gens, le champagne qui coule à flots. Elle ne comprend pas son désarroi, ils ont tout pour être heureux. Mais la Grande Dépression inquiète William. Il n’arrive plus à trouver le sommeil. Son cœur lui joue des tours, et il craint la crise cardiaque. La mort subite, qui ne prévient pas. « Tu t’inquiètes trop, mon chéri », lui répète Marion. Si elle savait… un empire, ça se construit sur des décennies, avec tout ce qu’on a dans le ventre, avec tout ce qu’on possède de santé, de force et d’imagination. Et cet empire, aussi puissant soit-il, n’est qu’un château de cartes.
Marion a eu l’idée brillante de lui offrir un compagnon. Un chien docile et aimant pour le réconforter. Depuis le krach boursier de 1929, plus rien n’est pareil en Amérique. Le jeudi noir est resté gravé dans sa mémoire. En une matinée, la bourse de New York avait perdu 25 %. Un quart, un quart de sa puissance, de son économie, un quart de son auréole, un quart de son ambition. Un quart des banques avaient fermé. Les banques, les rois du monde libre, avaient fermé, claqué la porte. Et tous ces gens qui avaient perdu leur maison, leur emploi, leur dîner sur la table. William n’avait pas été épargné, mais il avait de quoi se retourner. Il avait licencié une bonne centaine de personnes et vendu son cabriolet. Quant à Marion, elle ne s’en faisait pas, elle organisa un somptueux dîner la semaine qui suivit. Le caviar russe, le saumon des rivières de notre beau pays, le champagne français, les petits fours, tout cela avait l’allure d’une fête donnée à Versailles. Marion est sa Marie-Antoinette, elle se fait remarquer par son indécence. Mais elle le console, le rassure et l’encourage. Marion le connaît bien.
William a prévu un voyage en Allemagne très bientôt. Il soutient le national-socialisme, le parti à la croix gammée. L’Allemagne est un pays qui monte en puissance. Finie la défaite de la Première Guerre, fini le traité de Versailles. L’Allemagne s’est redressée et elle est prête à construire un empire. Il n’a jamais eu de chance en politique, il a failli être élu maire de New York, il failli devenir gouverneur, mais il a été devancé à chaque fois. « Tu n’as pas la carrure d’un politicien, mais tu es un grand patron », le console Marion. Ce sont des rêves achevés, depuis vingt ans, il ne s’en préoccupe plus. Mais l’Allemagne, c’est une autre histoire. Il va se changer les idées, loin de la crise économique de son pays. Il est trop intelligent, trop cultivé, trop érudit, trop stratège, trop riche et trop puissant pour s’endormir sur ses lauriers, dans son ranch, avec un cigare et un whisky. Il a envie de découvrir l’ambition de ces Allemands. Il a envie d’étendre ses bras jusqu’en Europe. Marion l’accompagnera sûrement à Berlin où il est attendu par des dirigeants de la presse et des politiciens. Il n’oubliera pas son basset allemand pour l’occasion. William caresse son teckel : « Bientôt l’Allemagne mon chou ! Bientôt l’Allemagne ! ». C’est son fidèle compagnon ces derniers temps. Quand William, l’insomniaque, se lève en pleine nuit, son basset se réveille aussi. Quand William s’inquiète pour la presse, son basset lui lèche la main amicalement. Quand William s’exaspère de la vanité de Marion, son basset est l’occasion d’une promenade au parc. « Le monde va changer, et on ne se laissera pas abattre », conclut William avant de prendre le chemin du retour.
— Tu as préparé ta valise pour Berlin ? lui demande Marion à son retour.
— On part dans trois semaines, mon ange… Bien sûr que non !
— Que porte-t-on en Allemagne ? Je n’ai plus rien à me mettre !
— Le dressing est rempli de tes robes et de tes chaussures, tu exagères, Marion.
— Il me faut absolument des magazines de mode de là-bas, je ne peux pas me permettre d’arriver à Berlin en Américaine !
— Tu n’as qu’à t’habiller comme Marlène Dietrich…
— C’est vrai qu’elle est pas mal… Un peu vulgaire et dépravée, juste comme il faut… Où est Puppy ?
— Puppy ? Il s’appelle Abraham ce chien ! Comme Abraham Lincoln ! Puppy… Puppy… quelle humiliation ! Il est en train de faire ses besoins dehors.
Alan Alfredo Geday