— Maman, c’est encore loin Chicago ?
— Oui, très loin, qu’est ce qui te prends ? On vient juste de quitter la Floride. On n’est sur la route que depuis deux jours… Il nous faut une bonne dizaine de jours avant d’arriver chez Oncle Tom.
— Est-ce que je peux conduire ? demande Jimmy à sa mère.
— Non, love, tu ne sais pas conduire ! se fâche Gladys.
Elle démarre le véhicule, et s’avance tranquillement sur le chemin de terre. Jimmy se couche sur la banquette arrière. La Floride est tellement loin dans ses pensées. La Floride, la pauvre ! Qu’est-ce qu’elle est devenue en ces temps de dépression ! Deux ouragans violents l’ont détruite en partie, et les Noirs n’ont plus de toit. On ne peut même plus planter du manioc ou des patates en Floride ! Et les mouches méditerranéennes ont envahi tout l’état et les agrumes en souffrent. Heureusement qu’Oncle Tom a gentiment proposé de les recevoir dans sa petite maison de Chicago. Voilà plus de vingt ans qu’il a fui le Sud pour la grande métropole du Nord où l’économie fleurit. Oncle Tom est un amour. C’est son Oncle préféré ! Oncle Tom aime combler son neveu de compliments. Parfois, ces compliments montent à la tête de Jimmy. « Oncle Tom t’aime de tout son cœur ! » répète souvent Gladys à son fils. La dernière fois que Jimmy l’a vu, c’était lors de son baptême. Le pasteur l’avait plongé dans une bassine d’eau. Oncle Tom lui avait offert pour ce grand jour un crucifix en bois qu’il a toujours gardé précieusement. « Le Seigneur sera toujours avec toi ! » lui avait-il dit en lui tendant le bois sculpté. Gladys observe son fils rêvasser dans le rétroviseur. « À quoi penses-tu, love ? » lui demande-t-elle. Jimmy ne répond pas. Chicago très bientôt ! Avec ses gratte-ciels ! Et tous ces Noirs qui sont libres !
— Maman, est ce qu’un jour on va revenir en Floride ? demande Jimmy.
— La Floride, c’est fini ! Maintenant, cap sur Chicago ! Nous allons rester quelques temps chez Oncle Tom…
— Je suis impatient de le voir ! s’enthousiasme Jimmy.
Gladys se concentre sur la route. Elle a bien fait de quitter la Floride. Chicago semble plus accueillante et prospère. Elle laissera tout derrière elle, le krach boursier de 1929, la crise économique, la Grande dépression et la famine ! Jimmy s’est endormi. Son Jimmy ! C’est tout ce qu’elle a emporté avec elle. C’est son lionceau. Elle ne comptait pas le laisser longtemps dans le Sud. La vie est trop violente dans les états du Sud. Le Ku Klux Klan y est bien trop implanté. Jimmy saura se faire une place à Chicago.
Gladys arrête le véhicule. Elle dépose une main sur le ventre de son fils qui dort. « Mon amour, tu veux descendre ? Je prends une pause ! » Jimmy se réveille. Il se plaint de ce chemin qui est si long. « Tu verras une fois qu’on sera à Chicago ! » le rassure Gladys. Elle s’empare de son Nouveau Testament et commence à lire quelques lignes sur le rebord de la route.
Alan Alfredo Geday