Le Nigéria est une colonie britannique en 1940. Les colons installés dans la province d’Ibadan sont bloqués dans la colonie britannique depuis que Londres a déclaré la guerre à l’Allemagne. Mais ils préfèrent rester au Nigéria que confinés sur l’île, à vivre dans la crainte de recevoir des missiles V1 du Troisième Reich. Ce dimanche, Henry et Jane sont sortis au marché local et en voient de toutes les couleurs. Les Nigérians adorent les couleurs vives. Ce qu’un Anglais ne pourrait porter sans se sentir ridicule, le Nigérian le porte avec aisance et style. Mais Henry et Jane ont une soirée déguisée prévue la semaine prochaine, et ils ont décidé d’essayer les couleurs chatoyantes pour l’occasion. « C’est combien le chapeau ? » demande Henry au vendeur. « Chapeaux ! Rouge, vert ou jaune ! Lequel voulez-vous ? » Jane n’a pas l’air décidée. Elle les trouve vraiment affreux. Mais ce ne sont pas n’importe quels chapeaux. « Ils sont traditionnels, et les traditions, c’est précieux. Ça se transmet de père en fils, de génération en génération », explique le vendeur en voyant Jane hésitante. En plus, ils sont fabriqués sur place dans la province d’Ibadan et ils sont en coton. Pour les couleurs, elles existent toutes ! Il n’y a plus qu’à demander.
— Alors, tu veux acheter un chapeau ? reprend le vendeur. Il faut toujours presser les ventes, avant que le client ait le temps de réfléchir. La vente, c’est une pulsion.
— Je ne sais pas… Combien celui-là ? demande Henry.
— Je te fais un prix d’ami si tu en prends deux !
— Ça fait combien si j’en prends un seul ? Deux, ça ne m’intéresse pas.
Décidément, ce client n’a pas l’air facile. Le vendeur réfléchit, ouvre un cahier et prend quelques notes. Sa réflexion et sa réponse semblent s’éterniser. Un centime de gain sur chaque chapeau, c’est le strict minimum ! Ça marche comme ça. Mais aujourd’hui n’a pas été une bonne journée, il ne va même pas pouvoir acheter de quoi dîner s’il ne vend qu’un seul fichu chapeau. Et cet Anglais a l’air riche, il a l’air d’avoir de l’argent à dépenser. Et il lui faudrait quand même du manioc pour nourrir sa famille. « Alors, c’est combien le chapeau ? » demande Jane. Le vendeur calcule. Qu’est-ce qu’il calcule ? Henry et Jane ne savent pas. Ils sont loin d’imaginer les préoccupations du Nigérian.
— Pour toi, prix d’ami, je te le fais à quatre-vingt-cinq kobos ! dit le vendeur à Jane.
— Presque un dollar le chapeau ! réagit Henry.
— D’accord, prix d’ami ! Soixante-quinze kobos ! finit par conclure le vendeur.
— Soixante-quinze kobos ! intervient Henry. Mais c’est de la folie pour un chapeau ! Faut descendre un peu plus mon ami !
— Je ne peux pas descendre le prix ! Ça, c’est un chapeau traditionnel ! Dernier prix cinquante et un kobos !
— Affaire conclue, dit Henry. Cinquante et un kobos ! J’achète.
À cinquante kobos le prix de fabrication, le vendeur a empoché un centime précieux. C’est la première loi du marché, il a vendu un chapeau avec un maigre bénéfice. Un autre vendeur vient s’installer à côté de lui. Mais le gagnant d’un centime aujourd’hui ne semble pas être embêté par sa présence. Au contraire, il vendra plus de chapeaux si le client a du choix, si le client refuse d’acheter chez l’autre et vient chez lui. Voilà la deuxième loi du marché. Mais le vendeur de chapeaux est pensif, il n’a pas assez négocié avec ces Anglais, il devra mieux faire la prochaine fois. Après tout, ces colons ont de l’argent plein les poches, ils n’ont aucun scrupule à vivre dans l’opulence parmi eux, ils peuvent bien redistribuer leurs richesses, s’ils aiment tant le Nigéria, qu’ils contribuent à son développement, au lieu de rester entre eux et de les regarder mourir de faim, au lieu de s’enrichir dans leur coin et de les regarder de haut, au lieu de profiter de ce beau pays et de le mépriser. Lui, il ne vend que des chapeaux, il n’est pas un expert en économie, mais il a son expérience, il a ses convictions et ses opinions, et ces deux Anglais auraient dû lui acheter un chapeau au prix d’Angleterre, par simple décence, par simple respect.
Alan Alfredo Geday